Quelques éléments

Le couloir du labo n’était éclairé que par quatre ampoules basse consommation. Je ne reconnus pas tout de suite, dans la silhouette massive qui me bousculait, le Professeur Lawe, qui se hâta vers le bureau 132 dont il ouvrit la porte sans frapper. Il se trouva dans l’ancienne bibliothèque dont les rayonnages désormais inutiles constituaient encore le seul mobilier de la toute nouvelle salle des doctorants. « Quel foutoir, fulmina-t-il, ils n’en auront donc jamais fini de s’installer, les thésards ? Où est l’ATER ? » Une voix respectueuse montant de derrière un écran 17 pouces lui suggéra qu’à cette heure l’ATER devait être à la salle de café avec Jocelyne. La porte se referma sans remerciement et poursuivant sa course le Professeur Lawe gagna le fond du couloir, intercepté au passage par Leffeux toujours préoccupé. « Ah, Hector ça tombe bien, lança ce dernier. Ta présentation de demain aura finalement lieu dans l’amphi B. – Le B? Oh là là. Il y a un projecteur vidéo au moins ? – Non, justement, il faudrait que tu demandes qu’on te l’installe. Ca serait bien que tu parles en anglais, il y a deux Italiens qui veulent t’écouter. – Me casse pas les pieds, tu sais bien que je présente toujours en anglais. Je te laisse t’occuper de la vidéo, tu sais faire ça mieux que moi. » Il planta là Leffeux pas content, et s’engagea dans la salle de café.

Il aperçut l’ATER, une tasse en plastique fumante à la main, en train d’expliquer la dernière scène de 2001 à Jocelyne manifestement dubitative. Avec une longue carrière d’expérience, il suffit de quelques mouvements stratégiques au Professeur Lawe pour dénicher la seule tasse en faïence non ébréchée, l’emplir de café sans la moindre giclure sur son pantalon beige, piocher dans l’assiette en carton  un cookie confectionné par Jocelyne, se planter entre celle-ci et l’ATER à qui il décocha un sourire paternel. « Au fait j’ai un service à te demander. Tu sais que je pars pour Tokyo la semaine prochaine. J’avais un cours programmé, en première année non spécialistes. Pas folichon, ils sont en dessous de zéro ces étudiants-là. Ca te ferait beaucoup de bien de faire ce cours à ma place, tu crois pas ? D’autant que je te trouve démobilisé ces temps-ci, ce sera bon pour toi. » Imité par Jocelyne dépitée, je libérai les lieux sans me servir la dose quotidienne. J’en ai ma claque de ces numéros de dressage à la Pinder qui polluent notre salle de détente. En plus il repartira sans laver sa tasse, je le connais : il ne l’a jamais lavée en quarante trois ans de carrière. De retour dans mon bureau, je découvris sur le web l’hommage à Euler, ce génie dont on fêtait le trois cent sixième anniversaire. Je contemplai ce visage souriant coiffé d’un couvre-chef extravagant, cet œil infirme : c’est drôle, me dis-je, comme je me sens proche de cet homme.

Sur la liste Oulipo, à l’initiative de Nicolas Graner ont été proposées des « textées« , exercice inventé par Jacques Jouet: il s’agit d’écrire un texte en se conformant à une liste de consignes sur son contenu. Ce récit est une réponse à une textée organisée par Jocelyn Etienne:
« 1. L’un des protagoniste, A, dont la conscience est transparente pour le
narrateur, noté B, apparaît et se dirige sans grâce vers la demeure d’un troisième
personnage que nous appellerons C.
2. Le caractère inachevé de cette demeure nous est révélé, ainsi que son
essence même.
3. Il apparaît maintenant que C n’est point dans sa demeure mais à proximité de
celle-ci, l’apparence de laquelle n’est point fortuite.
4. A marque une pause pour recevoir des indications scéniques d’un nouveau
personnage, D, puis reprend sa marche.
5. L’inéluctabilité de l’action est affirmée. A pouvant au besoin surmonter des
obstacles inattendus sans difficulté apparente et avec un phlegme souverain.
6. Après avoir convenu de la beauté de la scène sus-mentionnée, B confesse la
ressentir comme la violation de son intimité.
7. Il est particulièrement incommodé par l’emploi, sinon indécent, du moins
incongru, que fait A d’un certain objet familier.
8. B a cependant la possibilité d’échapper à la scène et de retrouver une
intimité intacte sous un autre éclairage, où il peut retrouver un personnage E.
Des parallèles entre C et E, d’une part, et entre A et lui-même d’autre part
l’amènent à un regain de vertu. »
Posté sur la liste Oulipo le 16 avril 2013.

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