Les souvenirs d’une mère

Je me souviens…

Elle reste pensive un instant, pressant contre son sein la tête bouclée de son tout petit.

Je me souviens qu’avec ce chauffe-biberon mal réglé, ce serait prudent de verser sur le dos de la main une goutte de lait pour contrôler la température.

Je me souviens que les bretelles de ta salopette glisseraient sans arrêt et qu’il faudrait à l’aiguille faire un point pour les fixer.

Je me souviens que ta maîtresse vous aurait fait confectionner un cadeau de fête des mères avec un rouleau vide de papier Q.

Je me souviens que ton numéro de sécurité sociale commencerait par 1 puisque tu es un garçon, et qu’une copine s’en serait vexée.

Je me souviens que les yaourts avec de vrais morceaux de fruits, que tu détesterais, ne comportent aucun colorant artificiel.

Je me souviens des enceintes bluetooth dont tu m’expliquerais en vain l’utilisation.

Je me souviens qu’il est interdit de démonter le silencieux de son scoot ; que tu aurais essayé ; que dans le commissariat l’agent de service aurait souri gentiment devant ma honte.

Je me souviens que tu n’aurais pas le droit d’entrer au lycée avec un jean troué.

Je me souviens que pour Halloween un déguisement de Jack O’Lantern pourrait chercher dans les 40 euros mais qu’on pourrait se débrouiller soi-même pour bien moins cher.

Je me souviens de tes caresses et du surnom que tu m’aurais inventé.

Je me souviens qu’on pourrait aller jusqu’à six dolipranes par vingt-quatre heures.

Je me souviens que le carré de l’hypoténuse serait égal si je ne m’abuse à la somme des carrés des deux autres côtés.

Je me souviens qu’on ne mettrait pas les coudes sur la table en mangeant.

Je me souviens des capotes découvertes dans ton tiroir, et de ta colère en apprenant que je l’aurais ouvert.

Je me souviens de la caution solidaire et de cette page inintelligible que je devrais recopier entièrement à la main lors de la signature du bail du petit appartement dans lequel tu emménagerais.

Je me souviens qu’à ta première embauche tu m’expliquerais tout sur la période d’essai mais que tout à mon bonheur je n’écouterais rien.

Je me souviens que cette fille déjà venue la veille serait juste une copine et qu’on aurait bien le droit de recevoir des amis quand même !

Je me souviens de ton rire de triomphe lorsque tu brandirais devant moi la médaille que tu aurais ramenée du cross régional.

Je me souviens que tu aurais peur du noir et que je laisserais une petite lumière.

Je me souviens…

Le jeune soldat lui touche doucement le bras. Elle laisse reposer la tête aux grands yeux étonnés. Elle regarde le fonctionnaire visser le couvercle du petit cercueil blanc.

Elle se retourne pour s’éloigner, très lentement, pressant sur son cœur le tricot de laine que bigarre une tache brunâtre.


On pourrait voir dans ce poème un « à la manière de » reprenant le célèbre « Je me souviens » de Georges Perec. Même si l’œuvre de ce dernier a clairement inspiré la mienne, celle-ci ne prétend pas rivaliser avec un tel chef-d’œuvre, et par ailleurs sa structure comme son intention s’en distinguent fortement. Voyons tout de même dans l’imitation un modeste hommage à GP, au moment où Talipo s’enrichit d’un nouveau recueil.

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