Le mystère de Saint Ignace

Le vent d’automne tire de lourds nuages sur la jetée encore déserte à cette heure-ci. Maître Fleurette, de trois quarts devant le chatoiement nerveux de la mer, tire un peu sur le col de son élégant blouson de velours, le menton haut, l’œil bleu. Avec application, Pistil tire son portrait. Pas terrible. Surexposée, quasiment solarisée, l’image tire sur le bleu dans les coins, sur le rouge au milieu. Et bougée, en plus. « Nom de Dieu, d’où m’a-ton tiré un connard pareil ? » Fleurette, le visage cramoisi, comme fou, tire du holster son luger P08 parabellum, souvenir des belles années de jeunesse à chemise noire en ces temps virils de la guerre. Geste réflexe. Rotation du tronc, cliquetis de l’arme. Il tire deux fois : question réglée.

Avec peine malgré sa carrure athlétique, le chauffeur tire, sans un mot, le corps jusqu’au bord de la plate-forme de béton. Un plouf sonore tire de longs échos de la falaise de craie à peine visible derrière l’écran de brume désolée. « Allez, on se tire ! » Claquement de portière, crissement de pneus. Long decrescendo du moteur le long du quai, puis plus rien que le ressac obsessionnel des vagues, le cliquetis des haubans là-bas dans le vieux port, et cette étrange trace brune sur le glacis poisseux, vite imperceptible après quelques passages de l’arroseuse municipale.

Dans l’édition dominicale du Littoral Intransigeant, quotidien tirant à sept mille exemplaires, un simple entrefilet page 3 :  » Le corps sans vie de notre concitoyen Regulus Pistil, une figure familière chez les boulistes de l’Olympique Unifié de Longue Iroisienne et de Pétanque Océanienne, a été tiré du fond de la rade par le chalut de Simon Pédoncule, capitaine de La Spirituelle. La gendarmerie de Saint Ignace, en charge de cette affaire, tirera-t-elle au clair les raisons de ce décès, peut-être conséquence d’une consommation excessive de ce pastis dont notre malheureux ami tirait régulièrement une satisfaction notoire ? »

Un cheval maigre et mélancolique tire la calèche noire devant une petite troupe de femmes à l’œil humide et d’hommes au gosier sec. Côte à côte, la jambe raide et la mine abattue, Maître Fleurette, maire estimable de Saint Ignace et Socrate Pollen, directeur du Littoral Intransigeant, tirent de longues bouffées de leurs pipes d’écume, absorbés dans un conciliabule à voix basse. « Impeccable, ton article, mon bon Socrate. Tu me tires d’un sacré guêpier. – Oh, pas de problème, cher Maître. Pas de problème… du moins pour moi. Mais toi ? Tu vas t’en tirer si facilement ? – Chhht ! Pas si fort, mon vieux. Gaffe à toutes les oreilles en chou-fleurs dans ce cortège. Nom de Dieu j’en tirerais volontiers quelques douzaines. – T’en tires une tête, l’ami. Cool, gars. De toute façon, impossible de tirer quoi que ce soit de l’autopsie, voyons. – Et pourquoi donc ? – Allons, le légiste a été… tiré au sort : Pompée bien sûr ! -Pompée ? Vraiment ? Comment diable ? – Enfin mais, grand couillon, qui donc tire les ficelles dans ce canton ? – Ah bien sûr. Oh tous ces braves gens. » L’émotion devant cette belle solidarité tire une lourde larme à l’œil de Maître Fleurette.

Chacun, témoin de cet épanchement lacrymal, tire des conclusions émues sur l’affection sans borne de Monsieur le Maire pour un collaborateur de condition pourtant si inférieure à la sienne. L’office funèbre tire un peu en longueur. Dès que le prêtre, légèrement bègue, s’est enfin tiré de sa bénédiction, chacun sans plus de cérémonie tire en hâte vers la tiédeur de son logis.

C’est alors qu’à la plus grande épouvante de la population, de tous les clochers de la région, pendant de longues minutes, ou peut-être des heures, un tocsin endiablé, insupportable, porteur d’un mélange de douleur et de haine, est tiré par quelque main sardonique. De cet événement singulier, toujours vif des années plus tard dans la mémoire des Ignatiens, les conteurs de tout le pays tireront d’étranges légendes.


Le monoverbalisme me paraît un exercice amusant, mais fort dépendant du choix du verbe. Peu de candidats s’offrent vraiment, ce qui limite la portée de l’exercice; mais n’y en a-t-il pas seulement cinq pour le monovocalisme ?
Posté sur la liste Oulipo le 26 avril 2015.

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